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Premier chapitre : les rencontres

Henri Rode connaissait Marcel Jouhandeau, de nom et de vue, depuis longtemps avant de le connaître réellement après la fin de la guerre, en 1947. Henri, avignonnais d'origine, rencontrait en effet souvent Jouhandeau qui se promenait à Avignon mais il n'osa jamais lui adresser la parole. Quelquefois, avec ses amis, de la même jeunesse que lui, Henri se moqua même discrètement de « ce vieillard » un peu trop distant qui, toujours accompagné, parlait beaucoup et regardait attentivement les jeunes hommes.

La rencontre eut lieu à Paris. Jean Beaufret5 l'avait déjà promise à Henri Rode dans une carte postale « Cher Henri Rode, Décidément, c'est toujours loin de Paris que j'arrive à vous joindre ! J'ai parlé récemment de vous avec Marcel Jouhandeau et j'espérais vous voir bientôt. En attendant, recevez mes meilleurs voeux, et croyez-moi Bien sympathiquement vôtre. » Henri rencontra Jouhandeau dans une soirée littéraire et Marcel attiré par le brio du jeune homme voulut le connaître mieux, d'autant plus intéressé que le père de l'un et l'autre avait été boucher. Rapidement il l'invita chez lui (14, rue du Commandant Marchand XVI). Elise Jouhandeau dite Carya6, l'épouse de Marcel Jouhandeau depuis le 4 juin 1929, fut charmée par Henri a qui elle attribua immédiatement beaucoup de qualités et un tact sans pareil. Jouhandeau commença alors une collaboration littéraire qui continua jusque dans les années 1960 – 1962. Leur dernier courrier date de 1966. Henri admirait Marcel, sincèrement, pour la qualité de son travail littéraire, pour son souci de la précision et de la belle oeuvre en Français. Henri apprit beaucoup avec Marcel, mais Marcel apprit aussi beaucoup avec Henri ainsi qu'il lui en fit le témoignage dans de nombreuses lettres. Henri admirait « son cher maître, auquel il semblait tant tenir »7 comme le lui reprocha, dans plusieurs lettres de 1953 à 19588, Carlo Coccioli, mais il était aussi très attaché à son indépendance. Henri avait rencontré9, avant de connaître Marcel, un jeune homme habitant non loin de son Avignon natal : Robert Coquet. Robert (né en 1928 à Troyes) résidait dans le petit village de Malaucène dans le Ventoux où son père était gérant d'une épicerie Casino. La mère de Robert s'appelait Hélène, bientôt Marcel Jouhandeau la nommera Rosalinde dans ses lettres. Robert était très agréable et peu farouche. La liaison, qui naquit, combla Henri de joie. Robert était très accueillant. Très vite Henri eut peur cependant de consacrer trop de temps à ce beau jeune homme, très demandeur et qu'il fallait conduire dans la vie. Henri s'inquiétait que le temps donné pour Robert nuise à « son écriture » et à son oeuvre10. Après y avoir réfléchi longuement, connaissant bien les goûts de Marcel Jouhandeau, d'un commun accord avec Robert, il décida de trouver le moyen de présenter ce séduisant jeune homme à Marcel, comme si de rien n'était. Robert était alors engagé à l'armée depuis le 9 octobre 1947.

Photo de Robert
Photo de Robert

L'occasion vint naturellement au retour d'un voyage de Marcel avec Elise, à Juan Les Pins dans la propriété de Florence et Franck Gould, « La Vigie »11. Robert revenait de permission durant sa période militaire à la Caserne Dupleix, à Paris, dans « La Musique du Train ». En gare d'Avignon, direction Paris, Henri fit monter Robert dans le même train que Marcel, dans le même wagon, dans le même compartiment. Henri monta plus loin dans le train. Immédiatement, Marcel Jouhandeau s'intéressa à Robert qui lui avait offert de s'asseoir un moment sur sa valise dans le couloir du train. Elise n'y vit que du feu et trouva le garçon si charmant qu'elle l'invita à leur rendre visite chez eux. C'est le lundi de Saint Quasimodo, 5 avril 1948, premier dimanche après Pâques. Dès lors M. Jouhandeau affectionnera encore plus les Pâques : « Pensons aux baptêmes des nuits de Pâques qui ont dû être nombreux et vis à vis desquels je sentais sans doute la douleur de ne pas être en communion avec Robert. Ego sum vita : Je suis la vie (Jean, XIV, 6) »

Henri, jetant Robert dans les bras de Marcel afin de lui faire plaisir (Henri connaissait parfaitement bien les goûts de Marcel. Il savait donc que Robert plairait à Marcel), se sacrifiait pour Marcel mais récupérait aussi sa liberté. Jamais cependant la complicité d'Henri et de Robert ne fut rompue. Toujours, ils se complétèrent : Robert dans le lit de Marcel et Henri pour écrire, corriger et taper les textes de Marcel, les enrichir même ou les préparer et les initier. La relation entre Henri et Robert resta très pure, ensuite, et timbrée du sceau de la connivence après le partage initial de leur moi intérieur.

Marcel ne s'aperçut pas de ce stratagème (ou ne le voulut pas) qui, au demeurant, l'arrangeait bien puisque Robert tombait là, quasi inespéré, comme un doux rêve tant formulé jamais espéré vraiment. Un amour intense, pas toujours également partagé, naquit alors et dura de nombreuses années : au moins 15 ans malgré les vicissitudes de la vie et les écueils. Ça dura !

Photo de Marcel et Robert le 15 juillet 1948 à Denfert Rochereau
Photo de Marcel et Robert le 15 juillet 1948 à Denfert Rochereau

Robert et Marcel se virent bientôt très régulièrement. Le jeune homme n'avait pas de logement à Paris, il était à l'armée dans la « Musique du train». Henri n'avait pas non plus de chez lui, sauf une petite chambre Parc Montsouris, à cheval entre chez ses parents à Avignon ou Paris où il venait connaître les milieux littéraires. Les deux amis eurent bientôt une chambre à l'hôtel des Tuileries, rue Saint Hyacinthe, près du Louvre. Discrètement, Henri sortait lorsque Marcel arrivait. Le trio fonctionna à merveille. Mais Marcel, très exigeant, voulait absolument que Robert lui écrive. Robert savait jouer de la clarinette mais ne savait pas écrire, tout au moins comme Marcel le souhaitait. Très vite, Henri prit le parti d'écrire des lettres pour Marcel à la place de Robert, quelques fois plusieurs jours à l'avance ; qui d'ailleurs savait mieux qu'Henri ce que Marcel souhaitait entendre et lire. Henri s'attacha à combler Marcel des bienfaits d'une écriture qui lui apportait calme et sérénité. Si bien que le grand hypocondriaque Jouhandeau dès qu'il n'avait pas la lettre qu'il attendait, devenait dépressif ou quasi aphasique ou surexcité.


5 Germaniste, agrégé de philosophie, professeur à Guéret dont il est originaire, Jean Beaufret (1907 – 7 août 1982) fut attiré à la fois par l'existentialisme et le romantisme allemand. Il nourrira une passion pour Heidegger dont il découvrit l'oeuvre à Lyon, pendant la guerre de 1939-1945. Il terminera sa carrière à la khâgne du lycée Henri IV (1949 – 1953) puis Condorcet (1955 – 1972), à Paris, dont il occupa la chaire de philosophie. Il publia notamment des articles « à propos de l'existentialisme », Le poème de Parménide (1955), Hölderlin et Sophocle (1965), Dialogue avec Heidegger 4 volumes (1973 – 1985), Notes sur la philosophie en France au XIXième siècle (1984), Entretiens avec F. de Towarnicki (1984), De l'existentialisme de Heidegger (1986) etc. Ami de Jouhandeau, notamment durant les séjours à Guéret, Jean Beaufret sera celui qui accompagnera Jouhandeau au Quai des Orfèvres à la libération, 1945, lorsque Jouhandeau devra prouver sa non-collaboration dans la phase d' « Epuration » de l'après guerre. Jouhandeau sortit blanchi de cette tourmente, en même temps que Montherlant qui ravi de cette libération, pour lui c'était moins sûr a priori, assura à Jouhandeau « qu'avant 17h 15 il aurait baisé » pour fêter cette sortie (le 1 décembre 1945). Beaufret assistera à la mort de Jouhandeau le 8 avril 1979.

6 Elise Jouhandeau, née Elisabeth Toulemon le 8 mars 1888 (sa mère Annette Dauphant, née à Mariol, fut surnommée par Jouhandeau Madame Apremont, la soeur s'appelait Madeleine et le père Henri Toulemon), fut danseuse « étoile » dans les ballets d'Erik Satie notamment dans un fameux spectacle où, avec un costume dessiné par Jean Cocteau, elle interpréta le rôle de Caryathis (1919 - 1921) dont elle prit ensuite le pseudonyme Caria ou Carya. Ancienne maîtresse de Charles Dullin et autres, et d'un richissime industriel qui lui offrit la maison de la rue du Commandant Marchand, elle rencontra Marcel en novembre 1928, par l'intermédiaire de Marie Laurencin, et ils se marièrent le 4 juin 1929. Hospitalisée le 9 mars 1971, elle mourut, le 16 mars 1971, à l'hôpital Saint Antoine, d'une hémiplégie, enterrée au cimetière Montmartre.

7 Lettre du 4 mai 1953.

8 Lettres depuis Mexico du 3 janvier 1953, 4 mai 1953, 6 juin 1953, 26 août 1953, 1 juin 1954 (depuis Paris), 14 mars 1958.

9 Les grands-parents d'Henri Rode avaient eu une ferme non loin de Malaucène, à Cairanne. La cuisine, avec les grands-parents, d'ailleurs, de cette ferme a été immortalisée, en 1902, par le peintre Claude Firmin dit « Goy » (le boiteux en provençal) qui peint de nombreuses fresques dans la mairie d'Avignon. Henri voulait absolument que ce tableau, qu'il possédait encore, soit légué au musée d'Avignon mais le tableau semble avoir été emprunté hors les volontés d'Henri.

10 Extrait d'un texte d'Henri Rode de septembre 2000 : « …je sentais qu'aimer Robert autant que je le faisais me devenait danger. Robert empiétait trop sur ma vie, mon temps, mon énergie d'écrivain, mes sens et mon coeur alors que mon besoin dominant était l'écriture, précipice, illusion sans fond. Et puis, avais-je déjà senti en Robert le syndrome du trompeur. J'ignorais ses tromperies, mais je les pressentais, et les douleurs que j'en ressentirais. Mieux valait trancher. La nuit de Malaucène, en tout, m'a donné raison jusque dans le fait que le temps n'a pas usé sa saveur contradictoire, restée à peu près la même, … »

11 De la milliardaire mécène qui en fit la vedette de ses dîners, dans un hôtel des Tuileries, Léautaud a dit à Henri Rode : « - F. est un ange, mais un ange qui lève bien le coude, qu'est-ce que je raconte, l'aile ! » Jouhandeau lui avait conté comment la richissime, un soir où elle était fine saoule, avait passé par-dessus le siège de sa voiture, incroyable acrobatie que seul le vin rend possible. Léautaud s'en amusait beaucoup. Il reconnaissait que F., admiratrice de tout ce qui avait un nom, le gâtait beaucoup depuis ses entretiens avec Robert Mallet sur les ondes : « - Remarquez, elle récupère par tous les manuscrits dont les célébrités la comblent. Chez elle la regrattière se confond avec le crésus en jupon. »

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