HENRI RODE

Henri Rode avec Marcel Jouhandeau dans les jardins du Palais Royal le 15 juillet 1948.

Né à Avignon le 9 octobre 1917, Henri Rode nous a quittés le 19 avril 2004, à Paris chez lui. Son dernier témoignage a été donné dans un CD sorti dans la revue " Les Hommes sans Epaules ", numéro 16 en mars 2004. J'avais assuré son interview, il m'y a raconté ses anecdotes inédites avec Jean Cocteau.
Henri a connu tous les grands de la littérature du XXèm siècle. Nouvelliste, romancier, poète, journaliste de cinéma aussi, il a écrit plus de quarante livres dont ses trois célèbres ouvrages sur " Jouhandeau ". Rode a été son secrétaire durant douze ans.
Henri était mon grand ami. Il était aussi pour moi un maître, une référence. Je l'ai aidé et accompagné.
Henri a participé à de nombreuses revues littéraires, poétiques ou cinématographiques (Cinémonde). Ces articles sont innombrables.
Parmi ces romans : Les Passionnés modestes, Alarmande, Couche-toi sans pudeur, Le puits des scrupules, Le chariot de jeunesse, Pourquoi ne pas faire mourir cet homme, L'illusionniste, Du pur amour, L'école des garçons, La faible mortelle, La marche qui cède.
Les trois ouvrages sur Marcel Jouhandeau : Jouhandeau, Un mois chez Marcel Jouhandeau et Les personnages de Marcel Jouhandeau.
Une biographie d'Alain Delon.
Un ouvrage sur les Stars du cinéma érotique.
Des recueils de poésie : La quatrième soleil, La vache de mer, Frère maudit, La marguerite virile, Comme bleu ou rouge foncé, Toutes les plumes du rituel, Bouche d'orties, Mortsexe, Pandémonium, L'abattoir, La boucherie des femmes nues, Prouesse bicéphale, Les architectures du corps, Mobilier urbain, Le théâtre à l'abîme etc.

HENRI RODE

Henri Rode Lundi de Pâques 1957.

MON AMI, MON MAITRE

Le texte qui suit est un hommage que je souhaitais rendre à Henri Rode comme ami mais aussi grande figure de la littérature du XXièm siècle.

Lundi 19 avril 2004, comme presque chaque jour je vous téléphone. Il est 15 heures 30. Votre abdomen vous fait souffrir beaucoup plus qu'à l'ordinaire, vous risquez une occlusion intestinale. Déjà en compagnie de votre aide soignante, vous attendez des ambulanciers pour être transporté à l'hôpital. Notre conversation est brève mais comme toujours affectueuse et remplie de toutes nos connivences soigneusement construites à force de temps partagé. Je tente de vous rassurer et vous promets de passer vous voir après mes derniers rendez-vous de la journée.
- " Mon petit Henri, il faut tenir le coup ! Je vais venir tout à l'heure, en attendant je vous embrasse très tendrement." Votre voix est faible, mais vous m'assurez que ce n'est rien et que deux ou trois jours d'hôpital suffiront pour vous remettre en bonne forme. Je le souhaite si fort après toutes les souffrances que je vous ai vues endurer depuis si longtemps et tout particulièrement depuis le mois d'août 2003, date à laquelle vous avez été cloué dans votre lit sans pouvoir bouger ne serait-ce d'un centimètre !
- " Didier, je vous aime tant, vous savez, et j'ai un si grand besoin de vous. Nous nous comprenons tellement bien, éloignés que nous sommes l'un et l'autre de toutes les mesquineries de la vie quotidienne. Chaque jour, vous êtes plus important pour moi et je comprends à quel point je peux compter sur vous. - Nous nous voyons bientôt, je vous aime affectueusement - et pour longtemps, n'en doutez pas - je vous embrasse de mille bises. N'oubliez pas que vous êtes toujours dans mes pensées, inséparable : quel curieux attelage nous formons là, tout de même ! Votre petite momie, presque en cire, vous embrasse, allongée sur son lit de torture avec l'espoir que des mains expertes me transportent vers des soins appropriés et réparateurs. Malheureusement, ils sont tellement maladroits : il n'y a que vous qui savez comment faire de mon mauvais matelas un nid douillet, sans ces plis affreux qui me barrent le dos et me font tant souffrir. Ah ! Etre vieux et malade : quelle horreur, comme si je n'avais pas déjà assez souffert de cette impitoyable existence. - N'oubliez jamais que je vous aime et que je ne veux que votre bonheur. - Allez, on se bise et on se voit tout à l'heure. Je vous attends avec impatience après cette nouvelle épreuve, terrible. Ah ! Cette vie vaut-elle d'être vécue avec tout ce que nous souffrons, mais vous en savez quelque chose vous aussi ! C'est juste un mauvais moment à passer et nous reprendrons tous nos projets avec plus de force et vigueur lorsque j'irai mieux. Cette douleur ! Toujours là, elle va bien passer et me libérer ! Je vous aime avec la plus grande affection, je vous interdis d'en douter. Il vous faut retrouver le bonheur pour mordre la vie, cette chienne impudique qui nous outrage tant et sans vergogne. Allez ! Je téléphone dès mon arrivée à l'hôpital et vous passez, rien n'a changé, notre union si étrange, fusionnelle n'en subira aucune tâche. Je serai toujours là, présent, intimement lié et assemblé par la pensée. N'oubliez jamais que vous êtes le plus cher de mes souvenirs et ma seule certitude après le goût de l'homme, je vous laisse tout ! J'ai sommeil, il est vrai. Mais je n'ai pas envie de dormir. Il me semble que je pourrais être encore plus fatigué. (1) A tout à l'heure - j'espère. "
- " A tout de suite, je passe bientôt. Nous devons continuer nos relectures de vos " Mémoires impubliables " pour réaliser toutes les petites corrections que vous souhaitez encore apporter. Henri, je vous embrasse affectueusement sur le front. Ne m'abandonnez pas ! Je vous baise de mille grâces. "

18 heures 30, pour être conduit à l'hôpital, vous attendez dans votre petit appartement que je connais par coeur : vous y êtes cloîtré depuis plus de six années, sans pouvoir descendre l'escalier, vos jambes ne parvenant plus à vous porter sauf au prix d'efforts démesurés et de souffrances horribles que vous compariez toujours à des piqûres d'aiguilles " dans les chairs à vif et brûlées " ou à " des coups de lames de rasoirs sur les articulations ". Spasmes, halètements, nez bouché, respirations saccadées. Les ambulanciers arrivent, enfin, cet après midi fut éprouvant et votre besoin de soins n'avait que trop tardé à être satisfait. Les infirmiers vous préparent pour le transport à l'Hôtel Dieu, et apportent une coque matelassée afin de pouvoir vous descendre par les marches raides de votre cage d'escalier.

Tout se précipite : la douleur, l'épuisement de ces mois de lutte contre les souffrances, l'immobilisation dans votre lit où vous vous sentiez humilié par le sort et fragilisé dans votre corps que votre esprit, toujours aussi vif et inventif, ne parvenait plus à maîtriser avec la même force qu'habituellement, la haine de votre propre déchéance, la lassitude de vivre taedius vitae insupportable aux philosophes latins autant qu'à vous-même, l'incompréhension, parfois, des maladroits ne percevant pas à chaque instant votre vision à la fois poétique et cynique du monde. Toutes ces sensations de reclus qui nous ont tant fait souffrir l'un et l'autre : outrage, indifférence, isolement, incompréhension, doute, recherche de l'absolu littéraire et affectif dans un univers de brutes commandé par la violence et la suprématie des " pondeuses " d'anges comme vous aimiez à qualifier toutes ces naissances dont vous entendiez les annonces proliférées, n'offrant pourtant qu'un monde aussi cruel que versatile et futile. " La vue d'une telle géhenne, me fait toujours me féliciter de n'avoir pas été père. S'il y avait un créateur, avec quelle fierté, sur ce point là, je lui montrerais carte blanche : goûter ce privilège, personne après moi ne souffrira ni ne mourra par ma faute !" La phrase de Maupassant (extrait de sa nouvelle " La Famille " dans le Horla) revenait souvent dans nos discussions, " Ce n'était plus la fillette blonde…c'était la pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair qui procrée sans autre préoccupation dans l'âme que ses enfants et son livre de cuisine. ", sans oublier l'antipathie de Rimbaud pour les " mômeries " de " l'Eros fabriquée ". Et nous discutions à perte de vue sur l'intolérance mais aussi sur la tolérance de l'intolérance qui permet à l'intolérance de perdurer.

" Nous sommes si semblables ", comme vous le disiez toujours, si proches, si identiquement écorchés vifs et fiers de notre amour des hommes : cette beauté sans autre pareille qui ne demande qu'à renaître après des siècles de castrations puritaines, et souhaite faire exploser aux yeux du monde sa vérité d'amour, de liberté et de splendeur virile, loin des interdits machiques et des volontés de dominations fussent-elles féminines. Ce n'est pas l'homosexuel qui est pervers mais la situation dans laquelle la société le contraint à vivre.

Je vous sens, si présent, à côté de moi, de plus en plus : fusionnel. Et pourtant, après tant de ressource puisée dans votre énergie vitale, vous flanchez -Tout lâche - votre souffle est coupé par l'écrasante occlusion -. Vous passez de l'autre côté du miroir, ce reflet du " Sang d'un poème " avec lequel Cocteau vous avait toujours émerveillé et ravi grâce à son génie et son inédit poétique si puissant. Tout se rompt et, dans cette communion d'esprit qui nous unissait depuis des années, je vous sens, à distance, m'engloutir dans notre connivence, dans notre partage intellectuel fusionnel, après que nous ayons joué ensemble, si souvent, sur la scène de la vie les drames des passions de l'esprit et les souffrances des désirs d'amours meurtris par les ignorants. Je prends conscience instinctivement qu'il va falloir que je joue désormais la partie seul.

Serge, votre neveu, me téléphone alors que je vais entrer en réunion :
- " Henri, c'est fini ! Il est parti. "
Comme un imbécile, j'insiste :
- " Mais, dans quel hôpital est-il que j'aille le voir ? Il va bien au moins ? "
- " Chez lui, il est mort avant de partir ! "

Le monde s'écroule autour de moi. Je n'y crois pas, je ne veux pas y croire comme lors de la mort de mon propre père, trente cinq ans plutôt ! Vous avez regagné les étoiles, dans un " lâcher tout " sans feu d'artifice, seul et délivré de la torture de vos douleurs. Je quitte tout et rejoins Serge pour attendre avec lui le médecin qui va établir un certificat de décès. Vous êtes parti, rapidement, sans bruit, après avoir vilipendé, pendant plus de huit décennies, " la vie qui n'est qu'une maladie mortelle ". Trop tôt pour voir la sortie de mon livre que vous attendiez tant, en m'ayant répété il y a encore quelques jours : " Il va finir par ne pas sortir à temps ! "

Votre appartement, que j'avais rangé à votre demande depuis des mois, me semble se recroqueviller sur lui-même : vide, inexistant, désincarné. Vous aviez l'habitude de décrire les lieux de façon désabusée, regrettant de ne pas vous être donné un peu plus de confort : " Autour de moi, je regarde sans l'aimer l'oblongue pièce dallée, au mobilier danois sans millésime fait de teck imputrescible, les monceaux de revues, livres, cassettes qui dévalent sans obstacle, objets familiers et boîtes de remèdes. Ici parvient la rumeur du quartier République. Jamais, je ne sors de cette pièce d'exil absolu, Paris à ma porte n'étant qu'un gouffre trop exploré, trop su. Déracinée de sa Provence, ma mère y vécut vingt ans de plus que son impayable mari, en refusant de prononcer son nom ".

Vous, sur le lit, " petite momie " au visage reposé et serein, vous me manquez déjà tellement. J'ai peur de la mort, de cette mort qui nous sépare définitivement et ne me permettra jamais plus de vous dire que je vous aime et que vous êtes génial. Avec vous le monde littéraire perd une de ses dernières mémoires du XXième siècle : un homme qui a tout lu, qui a connu presque tous les grands auteurs et le monde du cinéma au grand complet.

J'ai peur de mon impuissance face à cette séparation que nous n'avions pas voulue ni l'un ni l'autre et qui pour toujours va nous faire nous confondre, comme vous l'aviez souhaité : " dans notre for intérieur, celui que nous avions patiemment construit ensemble ".

Tout me revient, ces années à vous visiter, à vous aider, à nous rapprocher, à tout partager. J'ai l'avenir pour garder votre mémoire et ne rien révéler de vos secrètes intentions ou pensées sur tout et tout le monde comme vous me l'avez fait promettre : vous m'aviez tant confié avec la volonté délibérée que je ne lutte pas pour revendiquer votre mémoire ou votre vérité, seulement que je sache ce qui est juste de ce qu'on voudra sans aucun doute vous faire dire maintenant que vous n'êtes plus là pour contester. " Didier, mon petit, ne vous embarrassez pas de tout cela, nous avons nos secrets à nous, c'est tout, ils feront bien ce qu'ils veulent, même si ce n'est pas fidèle à moi ! " Je souffre devant votre couche à vous voir pour la dernière fois, frêle, fragile, pâle. Je voudrais établir le contact entre nos esprits. La joie insolente d'être mort semble se lire sur votre visage. Vos belles mains blanches sont posées à plat laissant s'échapper vos doigts devenus longs et translucides. Il y a encore quelques heures, elles papillonnaient autour de vous, seules parties mobiles ou presque de votre corps, pour se saisir de tous les objets utiles que vous aviez fait mettre à votre portée immédiate. Vos mains qui battaient en ailes de colombes pour expliquer, tancer l'élève, ou s'offrir elles-mêmes comme une volaille délicate et précieuse. Maigres, diaphanes, nouées aux articulations mais aux doigts fins, marbrées de veinules bleutées, vos mains avaient gardé malgré les rhumatismes et l'arthrose, ayant tout particulièrement bloqué vos jambes et vos hanches, un étonnant dynamisme et une jeunesse toujours renouvelée. Elles qui savaient si bien applaudir à la joie d'un bon mot ou caresser le dessus de ma main d'un glissement soyeux et frais pour me dire " au revoir et à bientôt ".

Vous regrettiez amèrement votre immobilité comme votre dépendance et vous me répétiez : " Didier, mon petit, si vous saviez comme c'est un supplice de dépendre des autres pour accéder aux choses les plus ordinaires. Vous n'imaginez même pas l'horreur pour se saisir de kleenex ! "

Mon petit Rode est parti, mon baron fantasmatique, la comtesse Rodia des récits imaginaires et des poèmes qui n'auront de noms que ceux que d'autres leurs donneront au hasard. Henri, pourquoi m'avoir abandonné au plus mauvais moment, alors que Pierre Nicolas, qui me quitta il y a plusieurs mois, me manque si atrocement au point que tout me manque : vous aviez toujours cru ou souhaité qu'il revienne. Vous me l'aviez même prédit à la suite d'un de vos rêves, vous ressouvenant simultanément des articles quelque peu ésotériques que vous aviez écrits, il y a fort longtemps. (2)

Le silence s'est installé. Il semble qu'une crainte mystérieuse était entrée dans la pièce et rôdait partout pour chasser la gaîté qui caractérisait toujours nos rencontres. Je dissimule, dans mes poches, mes poings fermés de douleur et de rage contre moi : pourquoi ne suis-je pas venu plutôt ? Il ne faudrait pas quitter, même un instant, ceux que nous aimons afin de ne pas perdre une miette d'eux mêmes et leur apporter toute notre chaleur. Qu'aurais-je pu faire ? Mon visage tendu par la gravité me fait, moi aussi, ressembler à un spectre, ainsi que le miroir au dessus de votre table de travail m'en renvoie l'image. Je suis anéanti et tellement triste. Aucun bruit ne monte de la cour, comme si, à l'unisson, tout l'immeuble attentif se recueille pour votre départ. Un frisson me fait trembler : " Quand le repos vient la chaleur s'en va ! " L'obscurité se leva de partout pour venir s'étendre sur vous et une nouvelle intimité nous lia. Vous aviez porté votre oeuvre comme une croix et une joie, ne vous épargnant aucune peine, toujours à la recherche de la perfection, satisfait partiellement d'avoir fécondé et accouché seul un poème ou un roman, mais déçu du malaise perpétuel que vous donnait l'immensité de la tâche qui restait à accomplir pour révéler les trésors encore contenus en vous. Vous cerniez une vérité méticuleusement captée, minutieusement méditée pour l'ériger à la hauteur de mythes personnels, votre mythologie, faisant vos choix en matière d'authenticité des êtres et d'inaccessibilité des travers de l'âme. Souvent, vous ne répondiez pas aux critères édictés de ce que doivent être les lois du genre, et vous saviez comme Montaigne que la sagesse ne réside pas dans le renoncement ou l'abstinence mais tient à l'encouragement de la volupté.

Serge, lui non plus, ne va pas bien dans cette chambre mortuaire où nous n'avons plus rien à faire que vous contempler, ivre de votre délivrance et furieux, sans doute, de ne pas avoir pu maîtriser jusqu'au bout votre vie que vous teniez en joug pour la dominer et la faire plier à vos fantaisies créatrices de perpétuel amoureux de l'écriture, de la poésie et du meilleur de l'homme : le plaisir de sa chair. La jouissance de la beauté humaine comme d'une oeuvre d'art était un de vos credo, et rien n'était plus ridicule pour vous que les préjugés ou les faux-semblants concernant l'érection physique ou celle de l'âme. Mais vous, fort heureusement, vous n'avez jamais eu les pruderies de Claudel disant à Gide à propos de Corydon : " Vous allez vous faire du tort ".

Je me blottis dans un coin de votre chambre, près du secrétaire, fixant dans ma mémoire ces dernières images qui finiront, avec le temps, par se sublimer en un tableau recomposé qui plaira davantage à mon esprit afin de garder un souvenir idéal de vous-même. Au-dessus de vous, contre le mur, le tableau représentant la cuisine dans la ferme de vos grands parents, que vous souhaitiez léguer au musée d'Avignon.

Sans un mot, je me laisse envoûter par cette atmosphère, vous êtes là encore. Je repense à toutes nos discussions dans cette chambre et j'ai l'impression que vous me transmettez des sceaux inviolables. Nous sommes en communion, je crois même vous voir sourire et me faire un petit clin d'oeil au moment où une bulle d'air jaillie de votre bouche entrouverte : bouche d'ortie (3), vomissure de la vie, venin et liqueur infectée, cri du silence imperceptible aux oreilles inattentives, vocalises sur cette chienne d'existence qui nous a meurtris et nous sépare. Vous êtes vraiment là et nous nous parlons longuement : merci de tous ces messages pour apaiser ma peine, sans y parvenir complètement. Gardien de phare, vigile des morts, lanterne de Charon, transmutation du livre des pharaons, je reconnais bien là votre côté mystérieux et si novateur en littérature comme dans la prédiction des événements. Même dans la mort vous restez espiègle et voilà que vous me faites la visite de Saint Eloi à Bathilde.

Je n'ai plus de doute sur l'influence mystérieuse qui a changé en découragement mon bonheur et ma confiance en détresse. L'air invisible est chargé de la puissance indéfinissable de votre présence passée, et de mon angoisse sans borne de vous avoir perdu. Je vous entends encore : " Quand on est faible de corps il faut avoir la langue solide et l'esprit pénétrant. " ou bien " A vivre seul, on vit sans joie. C'est mieux cependant que d'être ennuyé par quelqu'un qui nous accompagne mal. Mais, vous Didier ce n'est pas pareil, nous nous sommes tout dit : notre amitié est intouchable. C'est une grande joie et, peut-être, ma seule certitude. " Une intimité confiante nous liait, nous parlions toujours à coeur ouvert et notre entente était parfaite.

En ce lundi 19 avril 2004, nous nous serons tout dit, tout ce qui restait à dire et je reste avec mon fardeau : " Lâche, Henri tu m'as quitté ! " Voilà, c'est dit. Je perds avec vous mon Pygmalion, mon meilleur spectateur, mon plus fidèle lecteur, mon maître, celui qui croyait en moi inflexiblement, et qui prédisait mon avenir littéraire, mon ami jamais facile toujours exigeant, mais infatigable pour courir à toutes jambes dans les univers de l'esprit qui nous ont scellés l'un à l'autre et pour toujours. Gage aussi fort que celui que Marcel Jouhandeau, de qui vous avez été le secrétaire durant douze années, n'hésitant pas à écrire pour lui " L'Ecole des Garçons " et " Du Pur Amour ", donnait à Robert Coquet dans une lettre manuscrite qui comme toutes les autres passaient par vos mains, fidèle petit transmetteur capable d'éviter la vindicte d'Elise: " Je me sens plus près de toi que jamais et solennellement Je me donne, aujourd'hui 5 mars 1949, à Toi pour toujours. T. M. "

Soudain au milieu de ce silence gourmand de nos conversations passées, la fenêtre que j'avais laissée entrouverte craque et un souffle d'air l'ouvre plus largement. Je reconnais bien là un nouveau signe de nos connivences établies lorsque nous célébrions ensemble un événement aussi étrange fut-t-il : vous rouliez des yeux, les exorbitant en bille de loto comme le font les enfants à qui on montre des bonbons ou bien, avec de petites grimaces de dégoût, votre nez s'allongeait et vos yeux devenaient craintifs et soucieux. C'était un jeu pour vous de théâtraliser l'événement, en soulignant sa qualité, ou en vous étonnant de sa stupidité, sans montrer à l'excentrique qui avait imaginé une plaisanterie inacceptable ou proféré une sottise, combien vous réprouviez, en faisant semblant au contraire d'acquiescer et de soutenir, voire de cautionner le bon mot, sans manquer toujours d'ajouter une petite phrase souvent sibylline pour ceux qui, trompés par votre air entendu, attendaient un compliment et recevaient en fait un reproche : " Il faut tourner les bonnes phrases et ne pas jeter les mots comme des pierres ! " Je m'échappais du malaise que me créaient quelquefois les impressionnantes erreurs de compréhension de vos interlocuteurs en plongeant mon regard dans le vôtre, qui me disait avec nuance et une extrême amabilité, combien vous étiez ravi de ce double jeu et comme la vanité vous désolait.

Henri, mon petit Henri, mon cher Henri comme vous me manquez ! Nous avons passé si souvent et tellement d'heures ensemble à faire de la littérature : jamais tendre avec vous-même, exigeant, vilipendant la médiocrité, à la recherche du nouveau, de l'insolite, de la formule et du mot justes pour exprimer le plus clairement et simplement possible les concepts complexes. Toujours aux aguets pour maîtriser un texte retord. Vif, cultivé, intelligent, sensible, vous m'aviez apporté votre savoir, votre expérience et me donniez, à connivence commune d'esprit, la réplique et du répondant là où d'autres se contentent de réactions justes superficielles et insipides, car pour vous, écrire était un travail acharné et permanent qu'il faut conduire comme un sacerdoce en se dévouant et en " remâchant " continuellement ses mots pour trouver la " bonne musique, le bon équilibre, le juste, le vrai, ce qui porte l'esprit, le fait rêver et lui permet de comprendre clairement grâce à une expression limpide. "

Vous aviez fait vôtre la maxime : le travail acharné vainc tout ! Réaliste et pragmatique, vous saviez aussi qu'il est impossible de tout maîtriser et de tout régler, " qui trop embrasse, mal étreint " et vous saviez rester dans vos compétences littéraires.

Henri, mon petit Henri, " ma petite poupée momifiée " ainsi que vous vous plaisiez à vous décrire, par ironie, lors de mon arrivée chez vous les bras chargés des courses dont vous m'aviez fait la liste. " Voilà mon rayon de soleil ! " disiez-vous. Il est vrai que depuis que vous n'étiez pas sorti, vous aviez presque oublié la lumière naturelle. Nos conversations vous réjouissaient, vous faisant oublier les agacements qui vous emportaient contre certain personnel soignant trop froid et pas assez attentif ne comprenant pas votre douleur physique et morale : besoin d'attention, de compassion mais surtout d'écoute et d'ouverture sur le monde, le vrai, celui de l'esprit. Cet énervement, nous pouvons tous le ressentir lorsque alités nous devons subir impuissant l'aide de ceux qui agissent par routine, sans chaleur humaine et sans se soucier qu'à un être humain, empli de désir et d'attente, il faut toujours donner des témoignages d'attachements et d'intérêt.


Une amitié de vingt cinq ans. Nous nous étions rencontrés à l'Hôtel de Massa, pour la remise d'un prix Stéphane Mallarmé, organisé par Geneviève Mallarmé. Bien sûr, nous avons vu passer des événements tragiques qui nous ont attristés et rapprochés : décès d'amis morts du sida, toujours trop, trop de sida. Le monde égoïste nous a souvent écoeurés et désespérés de l'homme et de son avenir, ne supportant pas toutes ses violences et ses guerres imbéciles dues, en grande partie, à l'intransigeance et au manque d'amour charnel ouvertement affiché. Pourtant, malgré les déceptions nées de l'arrogance des humains, c'est bien au Panthéon de l'art que vous érigiez, comme une vigie de l'humanité, les corps masculins dans leur nudité : beauté souvent parfaite que vous aimiez voir mise en scène par Cadinot ou Chi Chi Larue. Vous repreniez une phrase de Paul Verlaine comme un instrument incantatoire facilitant toute compréhension : " Le pénis est l'organe sacré des mâles. " ou bien celle de Colette qui, au Palais Royal, mordait avec gourmandise dans des petits oignons frais qu'elle s'était fait acheter le matin même, en déclarant : " J'ai au moins ça à sucer ! ".

Nous avons beaucoup retravaillé sur vos textes, encore nombreux à être inédits, dont " Le manuscrit impubliable " pour lequel vous avez voulu, qu'après votre mort, je veille à faire apporter les corrections utiles et à le faire publier chez un grand éditeur, pour montrer au monde votre histoire vécue de la littérature du XXièm siècle et sa réalité sans complaisance. Vous ne vouliez pas rester dans l'ombre de Jouhandeau, que vous aviez trop accompagné et qui avait été si exigeant, n'hésitant pas à publier sous son nom deux de vos livres, relatant ses relations amoureuses avec Robert C., comme vous l'appeliez par coquetterie. Ce Jouhandeau qui vous avait si souvent collé à la peau et duquel vous vouliez absolument vous démarquer : " J'étais déjà un écrivain avant de connaître Marcel et mon oeuvre n'a rien à lui devoir. Au contraire, sans moi il n'aurait jamais connu les plénitudes propices à son écriture que lui offrit Robert. C'est moi qui les ai présentés, et j'étais le destinataire des courriers journaliers pour éviter les venimeuses acrimonies d'Elise. " Après que vous ayez connu intimement Robert, Jouhandeau le remarqua à vos côtés, au grand dam d'Elise Jouhandeau qui pensa, dans un premier temps, séduire Robert avant de se rendre compte que ses tentatives restaient totalement vaines. Non pas que les femmes n'intéressaient pas Robert, mais parce qu'Elise vieillissante voulait encore trop et toujours être maîtresse de toute situation.

Jouhandeau, Paulhan, Cocteau, Gide, Mauriac, Genet, Navarre, Nimier, Rivière,… ou les monstres sacrés du cinéma Hitchcock, Marlène, Delon, Fellini, Mastroianni, Ursula Andres, Brialy, Glenn Ford, Romy Schneider, Claudia Cardinale… et tant d'autres…vous les avez tous connus et de chacun vous dressiez un portrait implacable, avec humour et attendrissement parfois, sans concession, d'une criante vérité, débarrassé de tous les lieux communs surfaits et remâchés ou des fausses pudeurs bourgeoises.

Vous me manquez ! A qui le dire ? Comment exprimer cette peine, que rien, pas même le temps, ni personne ne pourra jamais faire passer.

Votre qualité intellectuelle et votre rigueur faisaient mon admiration et me donnaient la voie : je défendrai cet acquis et n'accepterai jamais de qui que ce soit une parole hostile, même par maladresse.

Votre fierté était grande et vous ne vouliez pas être mis en défaut même si vous pouviez, grâce à l'une de vos nombreuses facettes, vous laisser aller à des jeux de rôles troublants. Votre immobilisation forcée, depuis août 2003, ne vous avait en rien fait régresser intellectuellement mais, réaliste et moqueur, vous vous compariez souvent à un corps embaumé ou à un nourrisson dont j'aurais été le nouveau père : " Je suis votre petit enfant, Didier ! " Ou bien lorsqu'au milieu de nos conversations ou de la lecture, que je vous faisais d'un texte, la fatigue vous prenait, vos yeux se fermaient et vous commenciez à vous assoupir. Je vous touchais légèrement le dessus de la main, d'un doigt, et tout de suite, comme un ressort, vous me déclariez, par coquetterie : " Non ! Non ! Je ne dormais pas. D'ailleurs, j'ai tout entendu ! " Et vous me récitiez alors, miracle de votre capacité d'enregistrement, les deux ou trois dernières phrases que je venais de vous lire, intactes, complètes, sans rien oublier.

Notre connivence d'esprit me réconfortait et souvent me rassurait : nous étions au moins deux à partager des visions communes sur un monde où la haine et le manque d'amour de l'homme nous attristaient et nous blessaient, tout en nous apparaissant comme le moteur de toutes les monstruosités réalisées par l'humanité fussent-elles conduites aux noms de dieux prétendus.

Vous vouliez cracher à la planète votre besoin de chaleur humaine et votre haine de l'ordinaire et du simplement habituel, mettant au pilori ou l'encensant, selon le cas, le comportement des écrivains, " ces plumitifs, tous paresseux et incapables " selon Elise. C'est ainsi que vous ne tarissiez pas à me raconter des aventures connues parfois de vous seuls, ou que la critique littéraire n'a toujours pas voulues relater. Je me souviens, comme si c'était aujourd'hui, du jour où vous m'avez raconté une mésaventure de Marcel Jouhandeau. Il arrivait chez son éditeur. La pudibonderie de Marcel et les excès de Jean Genet, vous avaient fait rire aux larmes cet après midi là, et j'étais heureux, une fois de plus, que notre temps passé ensemble vous permette de juguler les douleurs et de vous plonger à plein, comme vous aimiez tant le faire, dans la littérature et les " grands souvenirs ". Voici l'histoire des insultes jetées par Jean Genet à Marcel Jouhandeau, aux éditions Gallimard.



Une fois, il y a eu une accroche épouvantable. Genet qui attendait son tour dans le salon de Gallimard, rue Sébastien Bottin, voit soudain arriver Marcel Jouhandeau, le scrute, ricane et lance, à peine celui-ci a-t-il franchi la porte : " Décidemment, on ne voit plus que la Jouhandelle dans cette auguste maison ! - Dis donc, Marcel, tu as bonne mine ; on devine que tu t'es bien fait ramoner ce matin. Ça se voit sur ton visage émerillonné !".

Haut le corps de Marcel Jouhandeau qui rentre dans le bureau sans rien dire, mais assez bouleversé. Non pas que sa façon de vivre soit inconnue des personnes présentes mais parce qu'il n'aime pas qu'on la crie sur les toits. Marcel sait que Genet assouvit ainsi une rancoeur remontant à quelque vingt ans. En effet, sous l'occupation, Genet lui avait adressé un inadmissible message, depuis la prison de la Santé, où il purgeait une peine de droit commun, - message intimant à M Godeau l'ordre d'envoyer illico : livres, vêtements, serviettes, papier, tabac, cigarettes, alcools, objets divers, avec un culot qui fit à Marcel l'effet d'un électrochoc. Pourquoi cette demande extravagante ? Parce que Marcel Jouhandeau, ayant reçu par Cocteau un manuscrit de Genet ( il doit s'agir de " Notre Dame des fleurs "), l'avait lu et avait trouvé juste d'encourager son talent en lui adressant une lettre, dans sa cellule, alors même qu'il ne l'avait encore jamais rencontré. Genet terminait sa missive par cette phrase : "Puisque vous avez aimé mon manuscrit, vous n'avez qu'à payer pour me faire parvenir tous ces objets ". Jouhandeau ulcéré, à peine avait-il eu le temps de relire ce billet, le déchira, le jeta dans la cuvette des toilettes et tira la chasse.

- Tout cela, parce que j'avais osé aussi dire à Jean Cocteau, combien me plaisait le manuscrit de Genet et que je l'approuvais de s'en faire le supporter.

Ce jour-là, Jouhandeau vous confia : " Fou que j'ai été d'avoir voué au néant un tel trésor, reflétant le côté le plus noir de Genet ! Que ne donneront pas certains de ses admirateurs pour compléter, avec cette missive, leurs notes bibliographiques de l'auteur du " Journal d'un Voleur ". D'ailleurs, n'ai-je pas écrit moi-même " Bonheur des Injures " ! (In de l'Abjection) ".



Ces petites histoires étaient nombreuses, truffées de bons mots, d'allusions et de sous entendus qui s'éclairaient dès que je vous interrogeais. Toujours, vous aviez un flot de détails personnels à raconter, de références et de remise en situation dans le contexte littéraire ou cinématographique.

Ainsi, un soir en verve sur la belle jeunesse de votre neveu Serge, vous m'aviez raconté cet épisode drolatique d'un anniversaire de Jean Cocteau, chez Jouhandeau et Elise, au cours duquel Serge vint pour faire cadeau à Jean Cocteau d'une cape de dracula. Vous aviez insisté, pour qu'après votre départ, j'écrive cette anecdote et que votre neveu Serge la fasse publier et diffuser largement. Henri, c'est fait, j'ai écrit ce texte.

Toute votre vie a été un théâtre de poésie, protection, sans doute, contre toutes les incertitudes qui vous taraudaient et souvent vous faisaient couler des larmes pesantes, dont la candeur me troublait et me bouleversait. Des larmes auxquelles vous auriez préféré des sourires et des moments de partage, mais vous doutiez tant de tous, ne comptant que sur votre propre ressort interne et votre capacité à dompter la vie et l'âme. Vous voilà installé dans la paix, à moi la nécessité d'affronter seul désormais les heures atroces du monde.

Toujours, vous avez cru en moi et en mon écriture : merci de cette confiance, de cette dévotion (le mot n'est pas trop fort dans la relation fusionnelle et conflictuelle qui nous unissait) vous qui sans arrêt suscitiez " la petite lumière qui brille en moi " et attisiez " ma volonté d'écrire ".

Nous sommes restés les plus proches, jusqu'au bout de cette vie dont l' " issue est fatale ", comme toutes les maladies mortelles et maintenant votre apprentissage littéraire et votre " méthode " m'aideront de vos secrets pour capturer, dans les méandres de l'imagination, les images de l'esprit.

Vous m'avez prédit : " Il n'y a qu'un Rode et il vous manquera ! ", Oui ! Comme vous me manquez, vous qui avez aussi assisté à mon naufrage affectif avec Pierre Nicolas-Lainé, en le regrettant et pensant que ce garçon finirait par ce ressaisir : " S'il n'y a qu'un Rode, il n'y a aussi qu'un Mansuy, et il faudrait bien que ce Pierre finisse par s'en rendre compte ! " Vous m'avez soutenu ! Qui va le faire maintenant, alors que je dois être présent pour nous deux ?

Ah ! la chaleur ne manquait pas à nos entretiens qui ne tarissaient jamais avant que nous ayons fait le tour du programme de travail, de détente, de confidences ou blagues coquines que vous aviez assigné pour la soirée, souhaitant toujours qu'à ce menu, prévu par vos soins, j'ajoute des remarques d'actualité sur l'état du monde extérieur celui dont vous ne pouviez plus prendre les pulsions que par l'intermédiaire des informations télévisées et de la radio. Savoir, comprendre mieux, être informé sur les petites et les grandes bassesses du monde, vous permettaient de vous maintenir de plain pied dans l'univers des hommes mobiles, celui qu'à votre regret, vous ne pouviez plus fréquenter, vos jambes n'acceptant plus de vous porter. A chacune de nos rencontres, la narration de mes anecdotes du monde " des vivants ", que vous preniez pour des rafraîchissements intellectuels, vous permettait d'imaginer de nouvelles aventures pour des héros de romans. Nous nous regardions, après ces instants créatifs, avec confiance, intimité et bonheur, amoureux l'un et l'autre des êtres en qui nous fondons toute poésie et tout espoir pour un avenir d'amour enfin bien compris.


Avec beaucoup d'humour et un sens de la dérision aiguë sur vous-même vous m'aviez fait, un soir, un petit poème " enfantin " pour vous moquer de votre nouvelle condition de " bébé " alité et assisté :

        Le beau bébé dort dans son panier
        Avec ses jambes d'églantine
        Ses pieds de savonnette
        Ses yeux de Javel allégée
        Son odeur de laitue.

        Le beau bébé suce son orteil
        En battant de ses cils de blé
        Son nombril est ouvert au monde
        Ses fesses de miroir haut levées.
        Ses menottes en harpe de framboise.

        Le beau bébé dort sur la colline
        Autour volent les avions
        Une bulle court sur ses lèvres
        Son ventre est un bonbon au lait
        Son zizi est un papillon
        Son anus en amande étoilée.



Vous aviez pris de la distance face à la mort et à la souffrance, vous étiez bien loin avec ce poème de la vision cauchemardesque de votre corps que vous aviez écrite en 1979 (" Un mois chez Marcel Jouhandeau " aux éditions le Cherche Midi) : " Oh, mes jambes ! Sans oser regarder celles-ci, nues, je les palpe et devine : la peau est toute souillée, gonflée, effervescente, comme un cratère prêt à exploser. Des cuisses aux chevilles, je suis couvert de croûtes et d'abcès. Au gras de la cuisse, mon ongle gratte et fait jaillir le sang de pustules qui ont la rondeur de deux mûres aigres. … Cette minute ressemble à la damnation, sans avenir, sans espoir ".

Tout en pestant contre votre corps devenu apode, vous aviez toujours beaucoup d'indulgence pour ces deux jambes qui, malgré tout et de façon presque inespérée, vous avaient soutenu longtemps, après vos accidents d'enfance avec fractures et opérations. Notre connivence et votre difficulté de mobilité, nous avaient fait plaisanter sur votre allure, dans les moments où vous pouviez encore, mais avec peine, venir m'ouvrir la porte de votre appartement. Si vous étiez occupé dans votre cuisine, il me fallait bien attendre dix bonnes minutes pour que vous parveniez à faire les six ou sept mètres vous séparant de la porte d'entrée. Combien de fois ne vous ai-je pas comparé à ce tableau de Dali, " La tentation de Saint Antoine ", où des sortes d'éléphants avancent difficilement sur des échasses de longues jambes osseuses qui semblent aussi frêles qu'incongrues pour transporter leurs gigantesques charges, dans un mouvement de déhanchement aussi incertain qu'illusoire : l'obélisque phallique, la tentation de la chair, une église ou " la femme tronc " comme celle du Bacchus de Cocteau est comme encadrée dans les pilastres sacerdotales. Cela dédramatisait, pour un temps, votre difficulté de mobilité : on en riait de bon coeur.

Pareil au vieil homme de l'énigme du sphinx, vous étiez sur trois jambes, votre canne permettant à votre vaisseau tanguant de garder un certain équilibre, renforcé par les appuis indispensables que vous preniez sur chacun de vos meubles, tous à portée de main et fort stables. Vous boitiez, pendant que vos articulations meurtries s'arc-boutaient pour porter votre corps dévié sur vos jambes devenues longues par finesse, toute d'os en arc. Tentant de prendre de l'élan sur un incroyable et inimaginable mouvement du sol, vous vous enfonciez comme pour plonger et mieux rétablir votre équilibre dans un tangage incertain, témoignage des tempêtes intérieures qui vous harcelaient dans toute votre chair, pendant que votre esprit maître de la situation et volontaire, comme il n'est presque pas possible de l'imaginer, vous permettait de continuer votre cheminement chaotique dans le parcours convenu qu'était devenu votre appartement. Plié, comme prosterné devant un sort improbable, vous pestiez contre la vie et son créateur immanent envers qui vous aviez progressivement adapté votre jugement en développant une recherche, presque à contre coeur, d'un dieu qui danse et qui chante mais saurait aussi faire que les hommes s'aiment entre eux. Cette gourmandise de la chair vous avait conduit à des raccourcis, très inhabituels chez vous, où la beauté des âmes et du corps pouvait être la seule expression sublime du divin ou du supérieur, fut-t-il inconnu. Une aspiration presque mystique que vous aviez aussi notée chez Arthur Rimbaud à qui vous aviez consacré deux articles d'une clairvoyance étonnante dans la revue " Les Hommes Sans Epaule " de janvier et juillet 1992 : " Si, dans son entière lucidité, Rimbaud croyait ni à Dieu ni à l'Enfer, du moins en tenait-il compte en tant que mythes puissants et assises admises, morale de son siècle ".

Ou bien, à l'appui de Maupassant, vous me redisiez souvent : " Depuis que l'homme pense, depuis qu'il sait lire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance de ses organes. " Une telle position est bien différente de ce que trente ans plus tôt vous aviez écrit : " La religion a toujours été une gêne et un malaise pour moi, comme un fond d'ombres au décor de mes plaisirs, un carcan subi dès l'enfance ".

Vous me parliez souvent de vos visions sur la mort :

" Encore la chaleur de son dernier souffle errait dans la chambre, toute surprise de ne plus l'entendre respirer. Un ami pleurait, seul et muet. A travers ses larmes qui scandaient son chagrin, il essayer de fixer dans sa mémoire une expression indéfinissable. Toute la nuit qui a suivi, j'ai poursuivi cette image dans son mystère parmi les fleurs invisibles et la lumière éblouissante qu'elle habitait, escortée d'une multitude de mains et de visages penchés, aussi attentives les unes et solennels les autres que dans " l'enterrement du comte d'Orgaz ", et je crois l'y avoir surpris au détour de cette bouche que nous avions toujours vue triste, contractée, qui s'était débridée, enfin délivrée, en un sourire plus assourdissant que le silence. La tête projetée en arrière dans un geste d'extase, tout le corps réduit aux proportions d'une ombre qui, dressée, eût marché sur la pointe des pieds, l'expansion irréelle des doigts translucides plus blancs que la blancheur des lèvres, trahissait je ne sais quel élan du regard résorbé dont on suivait, sans le voir, par delà l'espace et le temps, la course infinie. "

Ou bien encore cet autre texte que vous m'aviez donné en juillet 2001 :

" Comment imaginer la mort, son approche plus ou moins lente et soudain sa proximité ? Il va de soi que les victimes de l'imagination de la mort, souvent rencontrée, éprouvée, en marge du sommeil, se demandent ce qu'elle sera concrètement ? Quelle importance ? Tout ce que nous pouvons dire, écrire de la mort reste du domaine des vivants : le coma le plus profond ne peut la préfigurer. Les cauchemars où nous la côtoyons, semble-t-il, nous entraînent sur les mêmes fausses pistes et sont d'autant plus cruels, intolérables. Reste qu'il m'arrive de croire qu'elle m'appréhende sans crier garde, tend à m'emporter ou à m'étouffer. Elle m'approche, me cerne sous forme d'énormes touffes d'étoupe grise qui basculent autour de moi et s'accumulent pour annuler mes gestes et mon souffle. Je vois aussi la mort comme un terrain vague, sec, où rien ne respire plus, où tout transpire la perdition et l'exil. Elle peut ressembler aussi à l'attente, sans fin, au revers d'un talus, devant un pré fauché dont il ne reste qu'une litière de paille plate et rousse, en bordure de l'infini.


Parfois l'indifférence, voisine d'une très vague curiosité, habite celui qui doit bientôt mourir. Celle du soldat qui, au petit jour, se demande d'où va venir le coup qui l'abattra ? Dans mon cas, pas de peur, pas encore. Ce que l'on appelle la force des ténèbres m'échappe en grande partie. J'imagine plutôt devoir rejoindre, le dernier moment, un au-delà où mes convoitises les plus contrariées, blâmées par la société, seront comblées. Mais mon dernier soupir ne m'est pas encore annoncé, ni l'éclairage sur ma mort qu'il m'apportera peut-être.

Le champ est ouvert. Rien n'est obturé.

A mon âge, tout est risque mortel. Le supplice dure une demi-heure, irréductible.

Une journée passe à présent avec une vélocité monstrueuse. Comment connaître l'ennui quand, mes pieds lancés le matin sur le carreau, je sais que l'instant du coucher surviendra d'une traite sans qu'aucun fait n'ait marqué les heures à venir, préfiguration du non-être éternel.

La sagesse consiste à ne plus rien attendre, à uniformiser présent et avenir. Ce que je parviens à faire le mieux du monde.

Pénible, la vue de ces vieillards chenus, maquillés, que l'on amuse dans les maisons de retraite. Ils marchent au jeu ou font-ils semblant ?

Un excès de travail et sans doute de mal vivre me feront un effet foudroyant. Après un sommeil qui me plongera dans une inconscience totale, je m'éveillerai la tête chavirée en tremblant et incapable de reprendre mes esprits. Ce sera comme si on me projetait du haut d'une falaise vertigineuse. Au bas, pire que le vide, il me semble que je halèterai, battrai des bras tandis que mon coeur accusera une chamade en toboggan et tout d'un coup cessera de battre. Par un effort de volonté sans précédent, je me rattraperai pourtant, au bout de ce néant qui m'engloutira, de précipices en gouffres dans les bas-fonds de l'épouvante, tandis que la douleur, viscérale, sans pareil, secouera tout mon corps. "

        Henri,
        Vous êtes parti comme vous l'aviez dit et écrit.
        Vous me manquez si atrocement, je vous aime tant.

Didier Mansuy


1 Cette phrase de Gide, écrite six jours avant sa mort (publiée dans " Ainsi soit-il ou les jeux sont faits "), témoigne de votre immense capacité de mémoire toujours intacte. Cette citation était comme les très nombreux autres passages de littérature que vous énonciez par coeur et sans faille.

2 Article paru en février 1973 dans la Revue n° 16 Le grand Albert " Psychothérapie de groupe " page 14, 15 et 16. " Seule l'énergie néfaste d'une société déboussolée nous conduit à de faux contacts, à des rapports approximatifs avec nos semblables. " ou encore dans le n°4 de mars 1972, un interview d'Alain Delon " Le Diable existe, je l'ai rencontré " : " Autour de nous, l'occulte et le merveilleux ne font qu'un. Mais il est nécessaire que notre volonté, notre personnalité soient assez trempées pour que nous ne leur donnions pas toujours gain de cause. "

3 Bouche d'Orties recueil de poèmes du premier trimestre 1993 publié aux Editions " Le Milieu du Jour " : " On dit qu'il s'agit de poèmes. Pas si sûr. Chacun d'eux me repousse au fond du trou. Là où l'irrespirable m'étreint. Là où tout ce que je suis me conseille de ne pas être. "
Ou encore, le fameux manuscrit non encore publié, que vous souhaitiez voir éditer après votre mort seulement, dont vous m'avez donné le texte en original, et que vous aviez appelé " Bouche d'Orties : Journal Impubliable ".

Didier Mansuy septembre 2004