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Extrait
Benoît, pour sa première journée sur l'île, ne sait pas encore comment organiser ses déplacements. C'est pourquoi il demande, dans le hall de l'hôtel, comment aller à la plage. Hartmut, un jeune Allemand, riche de son expérience de 4 jours de vacances déjà, est tout réjoui de lui indiquer le chemin pour se rendre à l'arrêt de bus, dans l'avenue Bartolomé Rosello. Il lui signale, taquin, que le voyage est haut en couleur et plus que typique.
Le nouveau venu se presse pour se rendre à la plage. Déjà, une troupe nombreuse et turbulente attend devant la station du car. Les conversations vont bon train, dans toutes sortes de langues : anglais, danois, français, italien, américain, australien, israélien, chilien, russe, chinois et bien d'autres encore. Le point commun de tous ces passagers est de vouloir aller se griller au soleil, à la plage gay. A les voir, on croirait une classe de mômes dissipés, frondeurs et chahuteurs. Il y a des cris, des rires fous, des bourrades, de la musique, une exubérance communicative.
L'autobus arrive. Le chauffeur, vêtu d'un pantalon militaire défraîchi et d'une chemise blanche impeccable, stoïque regarde monter cette horde bigarrée. Il a un petit sourire et l'air de l'habitué à qui il n'est plus possible d'en conter : il les voit passer toutes les semaines, ces touristes. Ils se renouvellent perpétuellement, mais toutes les semaines ils sont conformes aux précédents : un peu fous, drôles ou excessifs, mais globalement bons enfants. Chacun prend place. Des conversations ou des amitiés se nouent alors, pendant que certains, au fond, entonnent des refrains à onomatopées en imitant les chansons de l'Eurovision ou de Dalida dont Gigi l'Amoroso, toujours dans le vent pour les gays. Ça bouge, c'est moqueur et pas méchant. Quelle patience a ce chauffeur, qui doit toujours tout réexpliquer à ses clients, dans des langues différentes : où trouver la plage, où attendre pour le retour, où acheter le billet, quels sont les horaires.
Il y a des personnages incroyables donnant à ce bus une atmosphère surréaliste, hétéroclite de théâtre kitsch ou de festival d'exhibitions.
Celle-ci, pardon celui-ci, part à la plage avec ses hautes chaussures noires de drag queen, une petite robe satinée couleur safran très clair, attachée par des lacets de corset, bustier beige entrouvert, un gros noeud noir et rouge dans le dos, des boucles d'oreilles en strass, tenant un bouquet de roses rouges au poing, ses cheveux blonds décolorés bien remontés au sommet du crâne, en un chignon de grande dame. Ce quidam, rasé sous les bras, prend des poses suggestives, adopte des allures dramatiques ou rigolotes, en caricaturant le comportement des femmes qui minaudent pour faire admirer leur glamour. Il est sensuel, lascif, licencieux et canaille. Il parle à tout le monde, pour renseigner, rendre service, se mettre en avant. Il joue un rôle de boute-en-train permanent, tout en se renversant sur le siège du bus dans une attitude étudiée, opposant un mépris impérial à ceux qui osent le moquer. Yeux maquillés en forme de papillon, les pommettes poudrées de rouge carmin, cachant sous ce masque ses bleus à l'âme, il débite un répertoire inépuisable de coquineries. Il joue, pour les autres voyageurs, le jeu de la séduction et de la sympathie grivoise avec un brio appuyé qui ne doit pas plaire à tout le monde. Qui espère-t-il séduire ?
Cet autre, tranchant sur la drag queen, est d'une grande vulgarité. Son maillot de bain " remonte-couilles ", attaché par deux cordelettes, met en évidence ses fesses flasques. Il ne porte rien d'autre qu'un sac Vuiton en bandoulière. Il a de longs cheveux anthracite ébouriffés qui font de lui un véritable épouvantail. Mais lorsque Benoît le revit dans la rue le soir, très apprêté, l'insolite personnage est transfiguré : une longue robe de soie noire le moule, ses cheveux tirés en arrière dans un mouvement raffiné. Ses chaussures à talon-aiguille sont celles d'une femme du monde se rendant à une soirée jet-set.
Un autre passager du bus, en short et torse nu, est tellement couvert de poils bruns moutonnants, lui montant des pieds jusqu'aux fossettes du visage, qu'il ressemble à un chimpanzé échappé du cirque Médrano.
Tout à côté, gesticule un groupe de trois garçons sourds et muets, mais bien gays, qui comme tout le monde viennent profiter des joies d'Ibiza. Le plus petit est extrêmement séduisant, un vrai chat ; très élégant, il fait tout pour être des plus bandants aux yeux des curieux.
Voici Benoît séduit de se trouver dans une ambiance aussi drolatique, désuète mais d'une incroyable jeunesse d'instinct qui le revigore. Tout cet embarquement est tellement burlesque et sans complexe qu'il lui permet d'oublier tous les autres problèmes du monde, y compris les siens. Euphorique et presque heureux, il se décontracte et s'ouvre à tout imprévu.
La seule femme du car, Mamita, se prend pour la maman de tout le monde, tant elle veut qu'on lui prête attention. Ses seins sont plus qu'affaissés dans son soutien-gorge rouge provocateur, sa peau archi-recuite par le soleil pris sans mesure, ses cheveux longs délavés par l'eau de mer. Elle porte une jupe pourpre et un paréo orange. Elle embrasse pleins de gays, en les lutinant, les félicitant pour leur beauté, leur musculature, leurs bijoux, leurs lunettes, leur slip. Elle touche partout, tripote et se réjouit rien que de pouvoir être là, femme, et de profiter tout son saoul de la situation. Les hommes en soi ne l'intéressent plus : " On n'est bien qu'avec les gays, car il n'y a pas de malentendu ou de risque et ils ne nous ennuient pas, nous les femmes! " répète-t-elle souvent. Cette opinion lui donne un prétexte pour regarder, admirer, palper ceux qui l'acceptent ou qui n'osent pas la rejeter. La Mamita est une de ces " mamies gays " qui croient avoir tout compris et peuvent vivre une grande relation charnelle par le ciboulot. Elle se nourrit des chagrins des autres et s'en délecte, les écoute pour prodiguer ses conseils, à la manière d'une impénitente psychologue nocturne de la radio.
Depuis un moment, un grand rouquin aux pommettes en sang, se croyant chez lui dans ce bus pas comme les autres, remonte et descend l'allée entre les sièges. Ne rappelant que de loin l'appétissant gaillard qu'il a dû être, titubant et une main agrippée à sa braguette, tandis que son jean descend par secousses alarmantes sur ses fesses, épargnées elles par le temps, il profère des indécences telles que : " Toutes des salopes et des salopards ! A moi la baise des minets et des vieux schnocks! Personne ne résiste à mézigue, dans cette île de crottes! " Il finit par s'étaler, en vociférant, de tout son long, sur le plancher. La Mamita, le sein en émoi, se précipite sur lui pour glisser, entre les lèvres mi-crochetées du soûlot, un morceau de sucre imprégné d'eau de mélisse. Après quoi, tout en se signant, elle se jette sur la banquette arrière en proférant un Pater noster. Là, le rouquin la rejoint et pique un somme sur les genoux de l'Espagnole, qui s'écrie: " Vous voyez bien, mes chéris bibis, aucun gay ne résiste à Mamita née Thérésina, la sainte des petits branleurs! Ils en redemandent!"
Benoît, refusant d'en voir davantage, ferme les yeux un long moment, craignant que la marâtre ne se soit mise à tripoter les charmes de l'ivrogne. Elle devait avoir l'habitude de guetter certaines proies qu'elle se croyait destinées et ne manquait aucune occasion de ce genre, la mâtine. Benoît se bouche les oreilles pour ne pas entendre les éructations qui sortent de cette bouche baveuse.
Au terminus, côté mer, des groupes nouvellement constitués partent bras-dessus bras-dessous vers un coin de plage.
Didier Mansuy