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Extrait
C'est une crique demi-ronde en forme de théâtre grec, gorgée de soleil. A l'arrière, en gradins, les garrigues remontent odorantes avant de se fondre dans la pinède. Par-devant des blocs de rochers ferment l'espace comme autour d'une scène et protègent le calme de ses eaux d'opale. S'ouvre ainsi un écran avec vue sur la mer. Sur la roche, rugueuse comme la pierre ponce, s'affiche la rigueur de l'usure que les vagues lui font subir l'hiver.
Benoît s'installe sur son ébouriffant tapis de bain, à motifs d'ananas, de canards bleus et rouges, déployant leurs ailes comme pour s'enlacer. N'est-il pas ici au pays de la provoc ? C'est un cadeau qui lui a été fait, jadis, par Pieter, gars très sympa, chaleureux dont le but principal était de revenir habiter chez ses parents, ce qu'il fit en enfant qu'on croyait sage alors que son dessein était de faire main basse sur leur héritage. Etendu sur cette plage, Benoît se laisse aller à la contemplation, serein et heureux.
Cette petite baie n'est pas naturelle ; elle a été creusée depuis des temps immémoriaux par les bâtisseurs de la citadelle. Les flancs sont bruts, comme taillés à la serpe, laissant encore voir les longs sillons des scies à eau qui ont coupé les blocs. Certes, ces extractions n'ont rien à voir avec le gigantisme de la construction des grands obélisques égyptiens, dans les carrières d'Assouan ou dans la haute vallée du Nil, mais les images demeurent ici comme là-bas, profondément prégnantes, de travaux de force qui ont dû faire suer et souffrir à mort des générations d'hommes. Tous ces efforts ont laissé la place désormais au calme repos des baigneurs, des naturistes et des vacanciers qui aiment ce frustre théâtre marin pour sa tranquillité et le sentiment de sérénité qu'il donne.
C'est un cocon où nous pouvons vivre la dolce farniente. S'y retrouvent ceux qui préfèrent son charme à l'animation de la plage d'Es Cavallet. Là-bas, il y a beaucoup de monde et tout le tapage de la musique du restaurant. A la Pluma, on y est bien, comme protégé, dans un univers un peu lunaire et surréaliste de plénitude et de chaleur. A l'exception du mois d'août, où l'affluence est extrême sur toute l'île, sinon il n'y a jamais trop de personnes et on peut savourer le calme car " c'est quand il n'y a pas grand-monde, qu'il y a grand-chose à voir " ainsi que le disait Prévert. Une sorte d'équilibre naturel s'établit tout seul : lorsqu'il y a trop de monde, certains partent où d'autres vont jouer, avec les faunes lubriques, dans la pinède.
Benoît constate que l'habituelle ordonnance de cette plage a été faussée, ce jour, par l'anachronisme de quelques oeuvres d'art nouveau. Un sculpteur improvisé a érigé sur des blocs de pierre, au milieu de la flaque d'eau, des empilements de cailloux informes. Mais ils sont arrangés, par un quidam qui a su sentir le sens de l'âme de la pierre, pour en faire de véritables sculptures contemporaines. Les pierres sont entassées en pinacles et érigent vers les nuages leur tension phallique, doigts tendus vers le ciel. Elles organisent dans l'espace une harmonie reconstituée, comme faite d'ardeur, et semblent darder vers la lumière une volupté inédite. Œuvres impromptues et provisoires, elles en ont encore plus de beauté, dans un musée à ciel ouvert, pour étonner, voire ravir l'observateur.
Les houles ne feront qu'une bouchée de ces sculptures que Gaudi ou Giacometti auraient pu réaliser et qui, sans honte, pourraient figurer parmi les oeuvres de la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. C'est la création d'un certain Damien, vacancier de passage, qui pour l'instant discute, devant Benoît, avec un groupe de parisiens calmes et d'un certain âge.
Dix-neuf heures quinze, voici le bateau rapide de Formentera. Il dessine sa silhouette de paquebot, à quelques encablures du rivage, et ramène les touristes de la journée. Il file, comme un trait blanc, sur le bleu marine et déjà a disparu derrière les rochers de l'anse, qui délimitent notre écran de visibilité.
Benoît ne se lasse pas de l'observation de ce paysage, de cette mer si séduisante, de cette mer infiniment variée " dans son effrayante simplicité et qui semble contenir en elle et représenter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sourires, les humeurs, les agonies, les extases ".
Il pense à Cameron, avec son visage angélique, ses sourcils purs, épais qui couvrent une paupière tendre. L'oeil est rond, noir et le regard perçant de malice et de volonté. Le nez gracieux est amusant et enfantin.
Benoît prend le chemin du retour, bercé par le rythme paresseux de la mer, enivré par les délicieuses odeurs de résines de la fin de l'après midi et animé par son envie que la soirée arrive le plus vite possible pour retrouver Cameron, son petit ibicenco.
Didier Mansuy