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LE JOUR SE LEVE SUR LE MONDE

Texte

Je n'ai jamais cru que ma liaison avec Claude était pérennisée d'avance. Une instabilité troublante tenait à des petits riens qui pouvaient devenirs fatals ou exploser d'un seul coup selon l'humeur de Claude. Je persévérais dans ma démarche constructive, observant Claude mais ne parvenant pas à lui faire combattre ses contradictions . " Le temps arrangera tout ! " était devenu mon credo d'espoir dans l'attente. Pour accompagner ou provoquer le sort, je proposais des rencontres, que j'espérais fructueuses pour la consolidation de notre couple, ou des voyages durant lesquels j'osais espérer que nous rencontrions des situations aptes à nous faire nous comprendre mieux. C'est ainsi que je voulus absolument partir dans le Sinaï, au monastère de Sainte Catherine et sur le mont Moïse, des lieux mythiques. C'était en janvier 2002.

Sitôt arrivés à l'hôtel, Claude et moi prenons contact avec des guides pour réaliser l'excursion tant espérée. Atef, jeune garçon écervelé et facétieux, nous entortille tout de suite, à la méthode égyptienne, sans méchanceté ou volonté de nuire, seulement parce que c'est l'habitude. Il nous embrouille dans un fatras d'explications vaseuses, de complications ordinaires et d'afféteries scabreuses, ne nous permettant pas d'être mieux informés sur les dangers de notre futur périple. Malgré tout, convaincus que nous ne trouverons pas de meilleures explications et surtout parce qu'Atef présente un bon visage serein et jovial, inspirant la confiance, Claude et moi décidons de réaliser l'ascension du mont Moïse avec ce jeune guide, au léger strabisme divergent.

Le départ est fixé, le soir même à vingt et une heures trente, dans le hall d'entrée de notre luxueux hôtel, situé à l'extrême pointe du Sinaï, au bord d'une plage de poussière de corail, face à l'île de Pharaon, à l'endroit précis où une forteresse de Salah-el-Din veille, hiératique, sur le golfe d'Aqaba.

Une fois l'affaire conclue, notre journée glissa en farniente au soleil et en conversations amusées, sous les oeillades coquines de tout le personnel d'hôtel, aux petits soins de deux garçons bien ensemble. Il semblait qu'une magie sublime nous présentait, à leurs yeux, comme une révélation, une concrétisation de leurs pulsions, de leurs envies de contacts masculins. Ne soyons pas dupes ! Ils espéraient avec intérêt, un avenir meilleur, au cou d'un compagnon occidental fortuné, plus attrayant pour eux que la perspective d'un mariage forcé et sans sentiment. Le repas du midi sur la plage, fait d'une salade de tomate, de concombre et d'oignon, accompagnée d'un poisson perroquet grillé, fut un moment délicieux de détente : nous l'attendions depuis des mois, dans notre Paris d'hiver où tout était terne. La journée se passa calme et reposante : température de 25 degrés sur les transats, embruns marins doux et chargés de senteurs d'Orient.

A l'heure dite pour notre randonnée, nous étions fins prêts dans le hall, couvert de deux pulls, un pantalon, un blouson avec des chaussures de marche. Bien sûr, comme nous pouvions le présupposer, il n'y avait personne pour nous attendre ! C'est la tradition : être en retard. Le temps passa et les minutes s'égrenaient sans que personne n'arrive. Impatients, nous alertons la réception de l'hôtel qui prend contact avec l'organisateur du tour : " Tout va bien, ce n'est qu'un petit retard, comme il y en a toujours en Egypte, bientôt la landrover sera là pour vous conduire à bonne destination. "

Plus d'une heure se passe et, enfin, arrive le véhicule dans lequel s'entassent déjà quatre autres passagers. Atef n'est pas là. Il a préféré envoyer, Salah, un de ses collègues plus robuste pour mener à bien cette ascension difficile. Salah est un gaillard athlétique mais râblé, mi-blondin mi-roux, qui marmonne le français suffisamment bien pour que nous parvenions à le comprendre. Il est chaleureux et très expressif, aimant manifester par des contacts fréquents sa sympathie et sa cordialité. Salah, chrétien copte pur souche, est passionné par l'histoire religieuse, tout au moins celle qu'il connaît. Il se dit grand érudit depuis qu'un moine du monastère de Sainte Catherine l'a initié ! " A quoi ? ", fut ma première interrogation. Elle le troubla légèrement, son oeil pétilla et son visage s'illumina mais il ne répondit pas. Plus tard devant les icônes de l'église du Buisson Ardent, il ne parviendra pas, malgré sa science annoncée, pas plus que le fameux moine, à me donner une quelconque bribe de raisonnement pour m'expliquer la différence, en matière d'icônes, entre Saint Michel, Saint Georges et l'Archange Gabriel. Bien naturellement, je me mis à m'interroger sur la nature précise de l'initiation qui lui avait été donnée par l'ecclésiastique.

Salah est le tempérament exactement inverse de celui d'Atef, il n'embrouille pas ses propos. Durant tout le voyage vers le Sinaï, il me vanta son pays, me conta mille histoires fantastiques. Il était prolixe et n'en finissait pas de me parler, pendant que les autres passagers dormaient dans la voiture, derrière moi, malgré les amortisseurs plus qu'affaiblis. Salah s'était assis à côté du chauffeur, sur le siège avant, et m'avait placé sur le siège, juste dans son dos. Un signe arrangé du destin qui nous a permis de discourir durant tout le trajet, plus d'une heure trente, et d'échanger quelques de poignées de main, en signe d'accord dans nos débats, ou des tapes viriles autant qu'amicales pour construire petit à petit un rapprochement. Salah était passionnant et, ce qui ne gâta rien, il était bien foutu.

Le trajet fut long, sur des routes chaotiques, ponctué d'arrêts fréquents aux postes militaires, omniprésents, qui veillent sur tout mouvement de personne : la proximité d'Israël crée un regain d'inquiétude. Enfin au milieu d'un paysage enneigé, nous arrivâmes dans le petit village de Sainte Catherine.

Salah nous fait descendre de voiture et nous offre une collation dans un bar. Il fait moins deux degrés dehors. Je suis déjà en train de m'inquiéter, moi qui suis si frileux. Est-ce que je me suis assez couvert pour parvenir à mener jusqu'au bout l'escalade de la montagne sacrée ?

Le café et les sandwichs offerts par Salah nous réconfortent. L'ambiance paisible et décontractée de cette halte revigorante nous réchauffent. Nous voilà prêts pour partir à flanc de cime vers une découverte inoubliable, mais risquée. Sans que personne nous ait prévenu des dangers. Et pourtant, il va faire très froid jusqu'à dix degrés en dessous de zéro, le chemin est raide et glissant quelques fois dans la neige et sur du verglas, le trajet est exténuant, à déconseiller aux malades du coeur ou aux personnes âgées. Etonnamment, il ne semble pas qu'il y ait beaucoup d'accidents, tant les rares coffres de première assistance, sur le parcours, semblent n'avoir jamais été ouverts : est-ce le fruit du hasard ou celui d'une intervention divine ?

Quitté le bar du réconfort, ou Salah avait semblé me témoigner une distance soudaine, inusitée depuis notre départ, il nous dirige vers le monastère-forteresse de Sainte Catherine, construit à l'endroit où, selon la tradition, Moïse aurait vu le Buisson Ardent se consumer et entendu la voix de Dieu. L'obscurité devient de plus en plus intense, plus aucune lumière, juste quelques lampes électriques de poches afin d'éviter les plus grosses pierres. Nous voici maintenant devant le cimetière, puis la porte de l'entrée ouest des fortifications. Les murs, que l'on distingue à peine, sont colossaux. Nous sommes minuscules à leur pied. La nuit est noire, sans étoile pour le moment. Il est minuit. Claude, comme toujours lorsqu'il ressent une incertitude, se tient prêt de moi, sans parler. Ai-je même senti, ou rêvé, qu'il prenait ma main comme pour se rassurer : inhabituel, à peine possible, il ne le fait jamais, je dois halluciner ! Je l'ai espéré tout au moins, dans ce lieu chargé d'histoire et d'unions divines. J'avais naïvement cru qu'il trouverait, précisément ici, une exaltation suffisante pour se montrer expansif, avouer son envie de partage et de vie en commun. Mais rien ! Il n'y pensa même pas. Bêtement. Cela aurait pourtant été si important pour moi. Tant pis, on ne peut pas tout avoir.

L'exaltation, elle, me vint juste après, lorsque tournant à droite autour de la muraille, construite sous Justinien, nous découvrîmes l'immensité de la montagne, jusque là dissimulée derrière le couvent. Je vis des myriades de petites lumières de poches qui commençaient à faire l'ascension, traçant le sentier comme une guirlande de Noël. Notre groupe, comme attiré par une force magnétique, s'était déjà distendu. Chacun marchait à son rythme vers son but. J'étais resté en arrière avec un couple de personnes plus âgées. Salah revint vers moi et me fit signe qu'il souhaitait me parler. Nous stoppâmes notre marche. Il m'expliqua je ne sais quelle étonnante montée des victuailles pour alimenter le monastère, avec des cordes et des poulies, de ce côté du rempart. Puis, Salah, ange ou démon tentateur, se rapprocha de moi. Dans une intimité devenue sans équivoque, il m'embrassa affectueusement dans le cou, prit ma main et la posa sur son sexe gonflé comme prêt à bondir. Déjà, en tête du groupe, un marcheur, plus rapide, appelait Salah pour s'assurer de la bonne direction. Avec un large sourire, Salah partit jouer son rôle de guide, me laissant encore éberlué tout en me souhaitant : "Bonne route, bonne chance !"

Bientôt, continuant mon parcours, Claude déjà loin comme toujours pour faire valoir sa différence, je sentis une odeur de remugle qu'une fois déjà j'avais mémorisé lors d'une excursion à dos de dromadaire. Autour de moi dans le noir, des pierres énormes et nombreuses s'étaient mises à bouger, se dirigeant à ma rencontre, tels des colosses de roc qui, dans la mythologie, se rassemblaient pour compresser leur victime. J'en conçus une certaine crainte. De quoi pouvait-il bien s'agir ? Confiant cependant, sans me détourner de mon chemin, j'entendis bientôt le bruit caverneux plus que typique du renâclement profond des dromadaires. Ils émettaient ces sons à intervalles réguliers afin de se reconnaître entre eux. J'étais rassuré. Partis, les mauvais génies qui seraient venus pour me voler la grâce que Salah avait su, si adroitement et avec une telle sincérité, m'offrir alors que Claude restait étrangement indifférent à l'aspect mystérieux et magique des lieux. Salah était-il l'envers d'un Claude, tant espéré, qui ne tardait que trop à s'admettre ? Qui sait ! Mon imagination galopait et mon désir que Claude se rapproche grandissait en même temps.

Alentour, tout était normal. Les chameliers veillaient sur leurs dromadaires. Pour gravir la montagne, leur location coûtait seulement dix livres égyptiennes.

Maintenant, je suis seul, devant moi à trente mètres un groupe de trois personnes, derrière moi à cinquante mètres deux personnes plus lentes gémissent déjà. Les lucioles de poches suivent un chemin sinueux, loin devant moi, et petit à petit les étoiles naissent dans le ciel. La voûte céleste, dans cette nuit sans lune et sans bruit, me fait entrevoir un peu de cette terreur que les anciens devaient vaincre face à la nuit. Frayeur ou admiration devant la somptueuse majesté que le ciel, sans soleil, nous offre. Sous cette coupole grandiose, nous sommes minuscules, de simples foetus fragiles même pas dans leur cocon.

L'étrange chemin, parcouru depuis des millénaires par des foultitudes de pèlerins ou de guerriers, m'envoûte. Au loin, serpentant dans l'obscurité comme un ver luisant fluorescent, il avance devant moi vers l'inconnu, au hasard, avec une confiance sereine que seule l'inconscience des touristes peut expliquer. Le parcours devient de plus en plus difficile et raide. Après une heure de marche, Claude, mon petit bardache depuis six années, me rejoint un moment. Il a épuisé une partie de son spleen égocentrique et peut à nouveau se comporter en coéquipier, pour quelques instant va sans dire, avant qu'il ne ressente à nouveau son besoin quasi convulsif de toujours se mettre dans une situation d'exclusion ou de contestation.

Il est plus d'une heure du matin. Salah marche toujours en tête avec les plus rapides. Il n'est pas revenu me voir ! A-t-il eu honte ? Est-il agacé par ce début manqué ? Il n'a pourtant montré aucune tension ni antipathie. Non, je suppose qu'en garçon sérieux, il se donne maintenant entièrement à son travail, veiller sur notre petit groupe. Bientôt, nous nous arrêtons dans une cabane en tôle et planche. Des tapis crasseux sont étendus sur le sol ou amoncelés en forme de banquettes. Il fait de plus en plus froid. Dans la baraque un thé chaud recuit nous est offert, moyennant une livre égyptienne le verre. Comme il est le bien venu. Chacun reprend un peu de force en avalant les provisions données par Salah, comprises dans le prix du raid.

Secrètement nous espérons que nous n'allons pas tarder à atteindre le sommet. Mais en attendant, nous nous reposons comme Jésus, " fatigué par sa fuite, s'était assis près du puits de Jacob " ou Moïse qui pour reprendre des forces, s'était posé " sur la margelle du puits de Madian pour se détendre de la fatigue de sa marche ".

Notre état d'asthénie, n'en est qu'à ses débuts, mais déjà il me donne l'impression de toucher au sublime. Au divin peut-être ? Les images bibliques, source de notre culture, me reviennent en mémoire. Notre épuisement est devenu faiblesse et force. Il nous pousse à résister, continuer, prendre sur nous, rassembler nos ressources et avancer encore et toujours vers notre destin, nos espoirs, la révélation ou le mystère, la solitude aussi. Il n'en reste pas moins vrai que là, au bord des précipices qui nous entourent, nous sentons la profondeur infinie de nos détresses, l'abîme de notre âme, la fragilité de notre condition : notre fatigue témoigne de la faiblesse de nos forces, comme de la force de notre volonté et de celle de nos convictions. Cette faiblesse face aux puissances immanentes nous conduit naturellement à l'humilité.

Dans la hutte précaire où nous nous relaxons, la chaleur dégagée par les corps des personnes présentes nous réconforte un peu. La lumière bleue de l'unique lampe à gaz irradie tout l'espace. Elle déforme les visages, créant un halo nébuleux de brouillard humide figé par la température très basse.

Les femmes sont lasses et les hommes veulent encore donner bonne figure, mais sur leurs traits se lisent angoisse et souffrances inhabituelles du corps. Les Egyptiens, gardiens de dromadaires, rient, emmitouflés dans leurs longs manteaux de laines et leurs couvertures d'hivers. Leur cigarette pincée à la commissure des lèvres laissent paraître des dents jaunies par le tabac recuit. Ces hommes se regardent, s'observent, s'appliquent à être affables : ils attendent le bon client qui choisira leur monture et espèrent ainsi un avenir meilleur. Salah les connaît tous et les salue l'un après l'autre. On devine leur conversation faite de plaisanteries, mots amicaux, histoires drôles ou simplement de nouvelles des familles restées dans la vallée. Chacun de leurs gestes prend pour moi un sens mystérieux, après le mouvement d'intimité que Salah m'a offert. Ou bien ai-je rêvé que c'était Claude qui se débridait ? Je crois, à observer les Egyptiens, saisir des instincts, des désirs, mais comment vraiment comprendre leur intimité, leur espoir et en être certain ? Je les sens proches de moi, de mes doutes et souffrances, s'interrogant eux aussi sur leur destin. Que souhaitent-ils ? Sans doute les mêmes choses que tout être de chair et de sang : ils aspirent au bonheur, peut-être à celui des sens ?

La pause terminée, sur ordre de notre guide Salah, nous reprenons notre route. Les ravins deviennent de plus en plus vertigineux. Il faut se faufiler dans des gorges étroites où nos chaussures ripent et se tordent. La neige est là partout, légèrement fluorescente dans la nuit, sous un ciel constellé d'étoiles. Grâce à elles, j'ai depuis longtemps oublié ma lampe de poche. J'y vois comme un vrai nyctalope. Salah passe à côté de moi, me frôle et s'enquiert de savoir si je vais bien : " Très bien, un peu surpris par la rudesse du chemin, mais en forme ! " Le jeu de mot vaut-il le coup, l'a-t-il compris ? Il ne fait rien paraître. Profitant de sa présence, je lui demande : " En avons-nous encore pour longtemps ? " - " Encore deux arrêts et on y est ! " Stupeur générale. Deux arrêts, si les trajets pour les atteindre sont aussi longs que celui du premier, on n'est pas au bout de nos peines ! Un sentiment de consternation se lit sur le visage de tous ceux qui sont près de moi. " Allez, on va y arriver. Ils y arrivent toujours tous, même si c'est dur ", conclut Salah. Je me demande si c'est un message subliminal qui m'est destiné ? Mais, il me dit en aparté, tout doucement, " Ça va pas être facile ! Fais bien attention à tes pieds, ne glisse pas et appelle-moi au moindre problème. T'inquiète pas, je veille ! " en concluant d'une tape dans le dos, infligée comme pour accorder une caresse.

Claude fatigue visiblement. Je le connais. Il ne dira rien mais son pas est moins assuré. Il glisse, son souffle est plus court. Il commet même des erreurs d'appréciations en marchant et en posant ses pieds. Il trébuche à plusieurs reprises. Tout cela ne me trompe pas, je lis à livre ouvert dans sa tête dans ce genre de moments. " Il en a assez et voudrait ne pas être venu, dans ce froid de canard ! Pour voir, on ne sait quoi. De toute façon, ce n'est encore pas ce soir que Dieu apparaîtra. " - " Peut-être que si ! ", me dis-je en moi-même, évitant même de lui en faire la suggestion, sachant qu'il réagirait vivement. En ancien enfant de coeur désenchanté, il dénigrerait immédiatement et balayerait cette idée comme une guigne pour faire semblant de ne plus y croire.

Le parcours dure encore une heure, épuisante, surréaliste. La montagne nous fait faire des tours et des détours. Une impression de déséquilibre nous envahit. La nausée nous vient même avec la diminution de l'oxygène. On halète presque. Nos mouvements mal assurés se figent dans des instants de catalepsie intense qui nous donne le vertige tant nous sommes tendus et fourbus.

Des formes étranges surgissent de toutes parts autour de nous. Fruits de notre imagination, peut-être ? Elles nous interpellent, se multiplient et génèrent une angoisse tenace.

Le " Saint Sommet ", appelé aussi Mont Horeb dans la Bible, est encore loin. Nous ne le voyons même pas, comme s'il nous était caché, tant que nous nous glissons dans les failles de la roche et que nous ne sommes pas parvenus suffisamment près du passage qui ouvre vers le plus haut. Une phrase de l'" Exode " me revient alors. Pour moi, elle devient lumineuse et explique tout du mystère du lieu et du parcours initiatique que nous réalisons, imposé par qui ? " Lorsque ma gloire passera, Je te mettrai dans un creux du rocher et Je te couvrirai de Ma main lorsque Je passerai… " Le manque d'air me rend mystique, si je continue ainsi je vais voir apparaître les anges !

J'ai froid aux pieds, aux mains, aux oreilles et sans souci du qu'en dira-t-on, je me couvre de tout ce que j'ai encore dans mon sac à dos. Sur la tête, je me fixe un tee shirt qui me fait ressembler à un pharaon coiffé de sa tiare rigide. J'entoure mes mains de linges et mes souliers de sacs plastiques afin d'éviter que la neige ne les détrempe.

Quelques fois, au détour du chemin une masse colossale apparaît ou se dissimule. Nous sommes suivis, épiés, surveillés par des forces inconnues mais immanentes qui en ont vu bien d'autres des aventuriers sur ce chemin, et les ont effrayés ou aidés. Somme toute, l'élévation me rend serein et calme. A côté de moi, il y a Claude qui désormais ne me lâche plus d'une semelle. Devant, juste un peu plus loin, Salah veille : il me l'a promis.

Soudain, un cri ! Salah hurle des phrases en Arabe. Manifestement, il engueule quelqu'un. Puis :
"Charmouta ! Min ? …. Hamdou lillah' ! Yallah' ! Yallah' !"1

Il donne des instructions pour faire vite. Tumulte, brouhaha, va et vient dans tous les sens. Nous sommes tous sur le qui vive. Des guides se précipitent, les uns pour monter, les autres pour descendre. Un coffre de première urgence est ouvert, un brancard sorti et une procession commence pour descendre, au premier refuge, un vieil homme qui vient, exténué, en catharsis, de tomber et de se fouler la cheville. Il n'est pas de notre groupe. Salah descend en courant pour me parler : " Ce n'est rien, ils vont le descendre un peu et ensuite un dromadaire l'emmènera au monastère. Je téléphone avec mon portable en bas, pour les réveiller. Ils vont l'attendre. Ne t'inquiète pas, je veille. " Le vieil homme passe, porté comme sur une litière pharaonique, qui me plonge dans mes souvenirs des péplum des années soixante avec force figurants et jeu de scène excessif. Il arrive à ma hauteur. Que faire pour lui ? Comment l'aider et partager son fardeau ? Spontanément, je fouille dans mes poches pour lui offrir une barre de chocolat. Ces yeux s'illuminent, des larmes naissent et il me dit " Merci ! Dieu vous garde pour l'éternité ! et vous protège ! ".

Après cet incident, nous parvenons enfin au deuxième refuge. Avec un plaisir immense, nous nous arrêtons et sacrifions au rite du verre de thé bouillant. On est en nage, malgré la neige et la glace tout autour de nous. Je profite de ce répit pour faire sécher mon blouson près d'un radiateur à gaz. Le dos exposé à cette chaleur réconfortante, je récite une prière :

Recordare, Jesu pie,
Quod sum causa tuae viae :
Ne me perdas illa die.

Quaerens me, sedisti lassus :
Redemisti crucem passus :
Tantus labor non sit cassus.2

Cette litanie me renvoie immédiatement à ma condition de simple mortel. Je dois continuer d'assumer jusqu'au bout ce parcours. Je l'ai voulu, je dois y arriver. J'espère secrètement que cette marche grandira la relation que j'ai avec Claude. Mais comment avec un compagnon si hermétique.

Je me laisse guider. Certaines difficultés valent d'être vécues pour en tirer le meilleur, se grandir et parvenir par l'expérience à traverser les autres épreuves. Mon épuisement me ressuscite. Ce n'est plus la même fatigue que celle engendrée par la lassitude ou les désarrois de la vie, celle-ci me révèle une petite lumière et je me sens comme transformé.

Le signal du départ est à nouveau lancé. La troupe se met en mouvement. Bientôt nous pénétrons dans un couloir étroit, comme dans le film les " Dix Commandements ". Un escalier apparaît ensuite, il n'en finit pas de monter. Les marches sont étroites et de hauteur variable, à même le roc, elles forment une véritable patinoire. Mes muscles tétanisent et mes genoux ont des crampes mais je continue en puisant dans mes forces. Je persévère à avancer, j'insiste, je me pousse. Je suis résolu à terminer cette ascension, à 2285 mètres. Claude est livide. Lui si peu expressif habituellement, émet de petits cris de temps en temps laissant échapper son angoisse, sa fatigue et sa déconvenue face à une ascension aussi difficile. Il y a trois heures que nous marchons, dans la nuit noire, avec le souhait d'aller au sommet. Le froid est intense : il fait trente cinq degrés de moins que sur la plage de l'hôtel. Par chance, nous avons de bonnes chaussures et des vêtements chauds, certains sont venus en sandales et tee shirt : les pauvres, ils sont violacés et littéralement frigorifiés.

Soudain, une pierre surgit alors que je relève la tête. Elle me barre la route. Je pose ma main sur elle, elle est gelée. Elle se dresse au dessus des marches mais ne m'empêche plus d'avancer. Son mouvement s'est arrêté dans cet univers instable où tout semble déraisonnable et mobile. Avec l'altitude mes hallucinations se multiplient. J'ai pourtant eu le sentiment que la roche avait bougé ! En fait, ma fatigue et le manque d'oxygène m'avaient donné l'impression d'un mouvement surnaturel : ai-je rêvé une pierre qui bouge ou espéré que mon Claude bouge ses immobilismes ?

En fait, dans mon champ de vision tout oscille, tout est vacillant, je ne tiens plus debout et proche de l'évanouissement, j'arrive enfin sur la plateforme du sommet.

Des touristes sont là, livides, écroulés dans la neige, en train de reprendre haleine. Il fait nuit noire, on ne distingue rien. Si, une cabane ! J'entre, Claude me suit, Salah aussi pour saluer un de ses amis qui prépare les verres de thé chaud. Vite une boisson ! Puis, nous louons, cinq livres égyptiennes chacune, des couvertures puant le pétrole et pleines de taches. La saleté nous indiffère, après cette épreuve d'ascension plus rien ne nous fait ciller, nous ne sommes plus regardants. L'essentiel est de se réchauffer pour attendre le lever du soleil. Il est trois heures trente du matin, enfin, nous sommes parvenus au sommet du calvaire. Mais pour voir quoi ? Nous n'en savons rien encore.

Dans la cahute, mal odorante, qui nous protège du vent et du froid, nous attendons que le temps passe.

Lassé de l'air fétide de l'abri, je sors, il fait toujours nuit.

Suite dans le roman de Didier Mansuy à paraître…

Didier Mansuy

1 Putain ! Qui est-ce ? Dieu merci ! Allons-y ! Allons-y !

2 Ce qui signifie : Souviens-toi, pieux Jésus, que c'est moi qui suis la cause du chemin que tu as parcouru. Ne me prends pas ce jour-là. C'est en me cherchant que tu t'es assis, fatigué. Tu m'as racheté en souffrant la croix. Qu'un si grand effort ne soit pas en vain.

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